10 novembre 2015

Boogie Chillen - John Lee Hooker (1948)

     « Le blues, c’est toujours la même chose ! » On vous a souvent balancé cette sentence à la figure à chaque fois que vous avez tenté d’éduquer l’oreille d’un béotien avec les accords brinquebalants de la guitare désaccordée d’Abner Jay, avec le « sprung-rythm » des cordes pincées de Blind Lemon Jefferson, avec le magnétisme d’un enregistrement à peine audible de Charley Patton. Mais avouons-le, il est bien difficile de penser le contraire en écoutant les chansons de John Lee Hooker. Des rengaines ? Si l’on considère que le blues n’est, après tout, guère plus qu’une émotion, il semblera incongru de reprocher aux palpitations leur monotonie ou à la respiration sa redondance. John Lee Hooker psalmodie ses chansons sur un pouls si naturellement prononcé qu’il est devenu sa marque de fabrique.

     Tout commence en 1948, à Détroit. C’est là que le bluesman grave sur le sillon les tables de la loi du garage blues avec Boogie Chillen, le morceau après lequel on ne trouve plus rien à dire. Né à Clarksdale dans les années vingt, John Lee apprend la guitare grâce à son beau-père Will. C’est lui qui lui fera découvrir la version initiale de Boogie Chillen et tout ce qui lui permettra d’échapper aux champs de coton. John débarque à Détroit en 1943. Il travaille le jour dans les usines et la nuit dans les bouges de « Black Bottom ». Son style s’y forge : incantations proches des « Field Hollers » du dix-neuvième siècle, voix sombre traversée par des notes stridentes et ce fameux martèlement du pied qui rythme ses mélopées.

     Boogie Chillen est enregistrée en 1948, une première fois, dans le petit studio d’Elmer Barbee, un pseudo manager de faible envergure qui l’a abordé un soir. Mais Elmer, se sentant trop petit, apporte l’acétate bricolé après une nuit d’enregistrement et de beuverie à un ami producteur installé sur une des grandes avenues de Motor City : Bernie Besman. Celui-ci, intrigué par ce bègue qui ne laisse rien paraître lorsqu’il chante, accepte de lui laisser sa chance. C'est le deuxième enregistrement. John Lee commence par graver trois blues assez lents, joués avec une guitare tout juste récupérée auprès d’un prêteur sur gages, Maud, sa femme, ayant fracassé la sienne. Peu convaincu, Besman lui demande alors, avant de finir la séance, de jouer un dernier morceau plus rapide et vient le tour de Boogie Chillen. John Lee semble ne rien avoir inventé. Ce morceau est, à l’origine, un vieux standard de jazz intitulé « Mama don’t allow ». Le boogie, quant à lui, a surgi dans les bouges de la Nouvelle Orléans au début du siècle. John Lee a simplement imaginé une utilisation à la guitare de ce style habituellement réservé au piano. Cependant, ce qui fera date c’est l’originale simplicité de cet enregistrement : guitare amplifiée, écho dans la voix, son grasseyant, peu d’effets, seulement un micro rajouté près du talon afin de souligner ce pouls accentué par une capsule de coca fixée sur sa semelle. Besman revendra ce titre aux patrons de Modern Records, à Los Angeles, qui en écouleront plus d’un million d’exemplaires sans que l’artiste n’en profite.

     Cet hymne incantatoire à la désobéissance et à la liberté d’un jeune noir arpentant les rues de Détroit ne pouvait que séduire la jeunesse de l’époque :

« Well my mama didn't 'low me, just to stay out all night long
I didn't care what she didn't 'low, I would boogie-woogie anyhow
When I first came to town people, I was walkin' down Hastings Street 
Everybody was talkin' about the Henry Swing Club
I decided I drop in there that night »

     La légende prétend que la chanson hantera un bon nombre de jeunes figures : Buddy Guy dira avoir abordé la musique grâce à ce titre, Bo Diddley apprendra à apprivoiser son instrument en ressassant inlassablement ce fameux rythme que l’on retrouvera dans la plupart de ses chansons, Allan Wilson s’en inspirera pour écrire Refried Boogie, entre autres. Un trio de barbus l’utilisera pour forger un titre bien connu. Bref, c’est en 1948 qu’ont été gravées les tables de la loi du rock’n roll.

Plus récemment, les Gories de Détroit en ont fait une reprise magistrale : qui d'autre que Mick Collins pouvait amplifier cette brutalité garage et le minimalisme ravageur de ce boogie originel ?




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